Source : « Le Coran des historiens » sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi (Paris-Londres) et Guillaume Dye (Bruxelles). Première partie du chapitre « Le shi’isme et le Coran » par Mohammad Ali Amir-Moezzi.
Mohammad Ali Amir-Moezzi qualifie le Coran de décousu, déstructuré et fragmentaire. Effectivement, le Coran reste déconcertant : on sait rarement qui parle à qui on parle et de qui ou de quoi on parle : des pronoms ont été préférés aux noms. Ce qui donne des phrases comme : « je sais qu’il…, mais vous ne savez pas… » Bien entendu, les croyants savent que c’est Dieu qui parle à Mahomet.
Les chiites ont une explication à ces incohérences : le texte reçu par Mahomet a été falsifié à sa mort pour s’emparer du pouvoir qui aurait dû revenir à son cousin et gendre Ali. (voir notre article sur le chiisme). Voici le scénario défendu par les partisans d’Ali, les chiites.
Dieu avait prévu la mort de Mahomet et avait désigné sa famille (son gendre Ali et sa fille Fatima ainsi que leurs fils Hassan et Hussein (Husayn)) pour poursuivre son oeuvre. Mais à la mort de Mahomet, différentes factions vont se déchirer pour obtenir le pouvoir temporel et spirituel. A ce jeu, se sont les beaux-pères du prophète qui vont tirer les marrons du feu : Abu Bakr, père de Aïcha et Umar, père de Hafsa. Ils vont s’empresser de supprimer du texte des « révélations » tout ce qui concerne la famille directe de Mahomet. Ces « feuillets » sont remis à Hafsa. Elle les transmettra au troisième calife Uthman qui publiera le Coran et détruira tous les documents antérieurs, pour effacer toute trace de la falsification.
Mais Ali a gardé une copie du Coran original, trois fois plus volumineux, qu’il a transmise à ses descendants, les imams (du chiisme) jusqu’au douzième et dernier, qui n’est pas mort, mais a été « occulté » en même temps que le Coran original qu’il détenait. Ils réapparaîtront à la fin des temps.
Ce récit a une faiblesse. Pourquoi Ali, qui a succédé à Uthman, comme quatrième calife, n’a-t-il pas détruit le Coran de Uthman pour le remplacer par le sien ? Et pourquoi les imams qui lui ont succédé à la tête du mouvement chiite n’ont-ils pas fait de même alors qu’au Xe siècle, ils dominaient le monde musulman : les Fatimides en Afrique et les Bouyides au sein-même du califat de Bagdad au Proche et Moyen Orient ?
Notons que dès le Xe siècle, après la « disparition » du dernier imam, Mahomet al-Mahdi (vers 870), les chiites ont adopté le même Coran que les sunnites !
Qu’y avait-il dans ce Coran ?
D’après les sources chiites du début de l’islam, le Coran citait nommément les partisans et les ennemis de Mahomet, comme c’est le cas dans la Bible et le Nouveau Testament qui regorgent de personnages. Il est effectivement bizarre que seuls deux personnages secondaires contemporains du prophète soient nommés dans le Coran : son fils adoptif Zayd dont le prophète convoitait l’épouse et son oncle Abu Lahab… et leur existence réelle fait débat. Dans le Coran original, la question de la succession de Mahomet était clairement indiquée. Comment Dieu aurait-il pu ignorer cette question ? De plus, Ali était présenté comme le Messie, Mahomet n’étant que l’annonciateur. Dans un article suivant, je discuterai de l’aspect eschatologique du Coran (qui concerne la fin du monde).
Face à cette situation, les compagnons de Mahomet, qui avaient « usurpé » le pouvoir avaient tout intérêt à censurer le texte original… d’autant plus que la fin du monde n’a pas eu lieu (on est dans la même situation que le christianisme… qui attend toujours).
Voici quelques exemples cités par Mohammad Ali Amir-Moezzi. En italique le verset du « saint Coran » de Médine.
Co. 2:59 : Mais, à ces paroles, les pervers en substituèrent d’autres, et pour les punir de leur fourberie, nous leur envoyâmes du ciel un châtiment avilissant.
Alors ceux qui étaient injustes à l’égard des droits des descendants de Mahomet substituèrent une autre parole à la parole qui leur avait été dite. Ainsi, nous avons fait tomber une colère sur ceux qui étaient injustes à l’égard des droits des descendants de Mahomet en réponse à leur perversité.
Co. 2:87 : … Est-ce que chaque fois qu’un messager vous apportait des vérités contraires à vos souhaits vous vous enfliez d’orgueil ? vous traitiez les uns d’imposteurs et les vous tuiez les autres. (autres = Jésus)
Chaque fois que Mahomet est venu à vous en vous apportant ce que vous ne vouliez pas concernant le saint pouvoir d’Ali, vous vous êtes enorgueillis et, au sein de la famille de Mahomet, vous avez traité certains de menteurs et vous en avez tué d’autres. (autres = Hussein, le fils d’Ali tué à Kerbala)
Co. 2:90 : Comme est vil ce contre quoi ils ont troqué leurs âmes. Ils ne croient pas en ce qu’Allah a fait descendre…
Combien est mauvais ce contre quoi ils ont vendu leurs âmes en ne croyant pas à ce que Dieu a révélé au sujet d’Ali en se révoltant.
Mohammad Ali Amir-Moezzi cite une vingtaine de versets, mais il y en aurait près de 300 dans un ouvrage du IXe siècle intitulé « La révélation et la falsification« .
Réflexions personnelles
Que peut-on conclure de ces exemples ? Tout d’abord que le Coran prévoit l’avenir. Il décrit les réactions des disciples après la mort de Mahomet, qui ignorent et rejettent Ali, ce qui n’a pu être constaté qu’a posteriori. Ensuite que le texte est devenu bien plus clair. Les versets ont maintenant un sens… mais peut-être pas celui que l’auteur original a voulu leur donner. Il « suffit » (?) de lire les trois mille pages de commentaire des versets du Coran dans les volumes 2 et 3 du « Coran des historiens » pour se rendre compte que le ou les auteurs du Coran étaient de bons versificateurs (le Coran est écrit en vers), mais de piètres narrateurs, peu capables d’exprimer clairement leurs idées. Il faut dire que la langue arabe de l’époque n’était pas un bon vecteur de diffusion d’idées abstraites. Elle avait trop peu de signes (lettres) pour représenter par écrit les sons (alphabet) et les mots manquaient pour exprimer des notions philosophiques, ce qui obligeait à recourir aux termes hébreux, syriaques (araméens), farsis (perses) ou même éthiopiens. Ces termes sont entrés dans la langue arabe, mais on n’en connaît plus la signification première. Le Coran restera à jamais un ensemble de textes décousu et peu compréhensible. Ah s’il avait été écrit en grec, la langue des philosophes !
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