Le Coran

Que de mystères entourent ce livre ! Pourtant, si on se réfère à la tradition, tout est bien clair. Le Coran renferme toute la révélation que Mahomet a reçue de Dieu par l’intermédiaire de l’ange Gabriel entre 610 de notre ère et 632, date de la mort du prophète. La révélation était orale et récitée par les fidèles. Au fil du temps, la récitation s’est faite moins respectueuse de l’original, ce qui a amené le troisième calife, Uthman (644-656), a la mettre par écrit, « dans un arabe clair« . C’est du moins ce que raconte Boukhari, un chroniqueur du IXe siècle.

Un livre saint

Les citations qui suivent sont extraites de l’introduction du « saint Coran » édition AlBouraq (Médine 2019).

« C’est le livre d’Allah qui englobe des questions très variées, notamment le dogme, la loi (Charia), la morale, la prédiction à l’islam, l’usage des bons conseils, la moralité, la critique constructive, l’avertissement, les argumentations et témoignages, les récits historiques, les références aux signes cosmiques d’Allah, etc.« 
« Le Coran est par essence miraculeux et inimitable, tant au point de vue du fond que de la forme. C’est la parole incréé d’Allah, révélée à son messager Muhammad…« 

Sa traduction est un exercice difficile : « Le traducteur doit être un expert chevronné en langues arabes et étrangères, il doit disposer d’un savoir encyclopédique incontestable et jouir en plus de qualités morales indéniables. Car chaque terme dans la langue du Coran a un certain poids, chaque voyelle a sa raison d’être et le simple fait d’omettre une voyelle peut être lourd de conséquence.« 

La version actuelle du Coran, en arabe, date de 1923/1924 et a été composée au Caire. Elle ne modifie pas le texte antérieur, mais lève des imprécisions : « Les gens ne formaient (à l’origine) qu’une seule communauté (Co. 10,19) ». Les ajouts sont toujours entre parenthèses ou entre crochets. C’est la version canonique. Jusqu’alors, on admettait sept ou dix lectures différentes du Coran, suivant les écoles juridiques.

Présentation du texte

C’est un texte déroutant, « sans contexte » : il met en scène des personnages biblique tels qu’Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus…, sans les présenter dans leur contexte, comme si les destinataires des récits coraniques les connaissaient déjà. Ce qui était probablement le cas. C’est une oeuvre relativement courte de 6236 versets regroupés en 114 chapitres, appelés sourates. A titre de comparaison, il comporte trois fois moins de mots que le Nouveau Testament. Chaque sourate porte un nom. Le Saint Coran de Médine, de petit format, comporte 700 pages, plus ou moins 250 à l’origine où les feuillets étaient plus grands. La plupart des versets sont écrits en prose rimée, il ne se lit donc qu’en arabe. A l’école coranique, les enfants musulmans apprennent à lire le Coran en arabe. Il leur faut trois ans pour pouvoir le réciter par cœur. L’enseignement ne vise pas à comprendre le texte, mais à le lire en arabe et à le réciter.

Jean Damascène ou Jean de Damas de son véritable nom Mansour ibn Sarjoun, ancien fonctionnaire du gouvernement omeyyade, devenu moine chrétien, né vers 676 et mort en 749, connaît le Coran. Il cite le nom de certaines sourates qu’il nomme « traités ». Ainsi, il parle du « traité de la femme », du « traité de la vache ». La sourate 2 s’appelle aujourd’hui « La vache », et la sourate 4 « Les femmes ». Ce fait est remarquable, car la découpe du Nouveau et de l’Ancien Testament en chapitres et versets ne s’est faite qu’au XVIe siècle ! La Bible de Gutenberg, imprimée en 1455, est un texte monolithique.

Bible de Gutenberg

Longtemps, il fut interdit de publier le Coran sous format imprimé. Gardons à l’esprit que le premier journal imprimé dans l’Empire ottoman date de 1864 ! Au XIXe et jusqu’au début du XXe siècle, la reproduction du Coran s’est faite par lithographie, inventée en 1796, qui respecte le tracé manuel des lettres, et le travail des copistes.

Les sourates sont classées par ordre de taille, en versets. Les plus longues au début. Les sourates 1, 143 et 144 sont des textes liturgiques, des prières. Le classement n’est pas strictement respecté. Je tenterai d’apporter une explication à ces exceptions.

Graphique de la taille des 25 premières sourates
Parole incréée d’Allah ?

Dans les premiers temps de ce qui va devenir l’islam et que j’appellerai le « proto-islam », la notion de parole incréée n’a pas cours. La tradition rapporte que la femme de Mahomet, Aïcha, avait sa propre version du Coran dans laquelle les versets étaient rangés par ordre de révélation. De même, le Coran compilé par Abdullâh ibn Masûd, un compagnon du prophète, coexista avec le Coran « canonique » jusqu’au Xe siècle, puis ses propriétaires furent persécutés et les livres détruits.

Sous le calife Abd al-Malik (646-705), personne ne s’étonne que le général al-Hajjaj ben Youssef (661-714) ajoute 2000 harf au Coran. « Harf » peut signifier signe, lettre ou mot. On ne connaît donc pas l’importance des modifications faites. La plupart des historiens pensent qu’il ajouta des signes diacritiques différenciant les sons représentés par des signes (lettres) identiques.

La tradition conserve le souvenir d’une autre variation du texte connu sous le nom de hadith des sept ahruf (ahruf est le pluriel de harf). Le récit met en scène Umar, le deuxième calife et un compagnon du prophète. Ils ne sont pas d’accord sur la façon de réciter des versets. Ils demandent donc l’arbitrage de Mahomet. Umar récite les versets et Mahomet avalise la récitation en disant : « C’est bien ainsi qu’ils m’ont été révélés ». Umar jubile. Mahomet demande au compagnon de lui donner sa version. Mahomet confirme « C’est bien ainsi qu’ils m’ont été révélés ». Même si cette histoire n’est pas vraie, elle montre que dans la période du proto-islam, le fond était plus important que la forme. Tout à fait le contraire d’aujourd’hui.

Qui a conçu le Coran et qui l’a mis par écrit ?

Question embarrassante et souvent éludée par les historiens qui se retranchent derrière la tradition. Le Coran a été révélé à Mahomet entre 610 et 632, date de sa mort. Les révélations ont été compilées par le troisième calife, Uthman, vers 650, qui fait détruire tous les textes pré-existants. Cette chronologie nous vient de Boukhari qui écrit vers 850, soit deux cents ans après les faits. Cette histoire a été érigée en dogme.

En ce basant sur l’étymologie syriaque du mot « coran » (« lectionnaire« ), certains milieux catholiques veulent voir dans ce livre un livre liturgique (chrétien) contenant les passages des textes religieux lus à l’occasion des cérémonies religieuses. Je ne les suivrai pas dans cette voie, le Coran est un texte original. « Coran » en arabe signifie « récitation« . Bien qu’il reprend les thèmes bibliques, à aucun endroit il n’y a un verset copié de la Bible ou d’un évangile. Les récits s’éloignent même souvent des textes bibliques (voir mon article sur Jésus dans le Coran). Plus qu’une copie, c’est une réinterprétation des textes anciens. Une remise en forme pour qu’ils soient compris par des auditeurs provenant d’horizons divers.

Il est probable que le Coran ait été initié par Mahomet, ce qui lui donna une aura de chef et de prophète. Mais le texte original a été altéré plusieurs fois suivant les circonstances. Jean-Jacques WALTER un ingénieur, chercheur en technologie, a publié sa thèse de doctorat en islamologie (hé oui) sous le titre « Le Coran révélé par la théorie des codes ». Il y analyse le texte à l’aide d’outils informatiques pour trouver les strates de rédaction. Il a détecté plus d’une trentaine de rédacteurs différents. Chacun ayant pris à son compte un thème différent. Il n’y a donc pas de versets écrits à La Mecque et d’autres à Médine, mais des rédacteurs différents suivant les circonstances historiques, comme je vais tenter de le montrer dans le chapitre suivant.

La mise par écrit de la première version du Coran a pu être faite sous le calife Uthman vers 650. Cet assertion traditionnelle ne gène pas : c’est l’édition d’un texte qui existe déjà. Le Coran n’aurait été produit qu’à quatre exemplaires lors de cette première compilation (tous perdus). Le papier n’existant pas encore, la création d’un coran nécessitait d’énorme quantité de peaux de mouton, environ une peau complète pour deux feuillets de 40 cm, ce qui était la norme à l’époque.

Ce qui étonne, c’est l’écriture des plus anciens textes qui nous sont parvenus.

Pages de deux Corans anciens (VII ou VIIIe siècle)

Je rappelle ce que proclamait l’introduction du « saint Coran » : « … chaque voyelle a sa raison d’être et le simple fait d’omettre une voyelle peut être lourd de conséquence. » Or dans ces textes, il n’y a aucun signe diacritique : les voyelles brèves sont absentes et une même lettre peut représenter plusieurs sons différents. Dans l’alphabet arabe, il n’y a que 18 lettres pour 28 sons. C’est d’autant plus bizarre que nous avons des bons de réquisitions datant de la conquête de l’Égypte, datés de 643, comportant des signes diacritiques différenciant les sons.

On pourrait croire que cette mise par écrit ne servait que de support à la récitation et qu’il n’était donc pas nécessaire d’être précis. Mais il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, il faut trois ans pour apprendre à réciter le Coran en s’y attelant tous les jours. Les nouveaux convertis avaient d’autres choses à faire, c’étaient des guerriers.

Le Coran est écrit en arabe clair ou plutôt, « rendu clair ». Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui où on a perdu le contexte culturel de l’époque. Il a été rédigé dans un environnement cosmopolite, l’écriture est sommaire et beaucoup de termes font polémique ; empruntés au syriaque (araméen), à l’hébreu, au grec, etc., ils sont devenus ambigus, leur sens a changé avec le temps en intégrant le vocabulaire arabe.

Les écrits musulmans sur la conquête ne manquent pas d’incohérences et d’incongruités : Tabari, qui écrit au Xe siècle, nous relate que lors d’une entrevue entre le général arabe (Sa’d bn Abi-Waqquas) et son homologue persan, le musulman lui a proposé de se rendre : « si vous acceptez, nous ne vous attaquerons plus, nous nous en retourneront en vous laissant le livre de Dieu« . Nous sommes en 637 bien avant la mise par écrit du « livre de Dieu ».

Un développement historique

Je vais tenter de donner une chronologie au développement d’un premier coran embryonnaire élaboré du vivant de Mahomet ou peu de temps après sa mort. Ceci reste une hypothèse, les chercheurs ne sont arrivés à aucun consensus.

Après 622.
Le Coran naît dans un environnement multilingue et multiculturel. Chassés par les Byzantins qui reconquièrent les territoires que les Perses leur avaient pris depuis 612, les juifs fuient vers la péninsule arabique et se joignent aux disciples de Mahomet. Le Coran va s’affiner avec l’apport des rabbins juifs.

Avons-nous des preuves de cette mixité ? Elles sont au nombre de trois. Tout d’abord, la charte de Yathrib mentionne que les tribus arabes combattent sur le chemin de Dieu avec leurs clients juifs. Les juifs migrants ont été acceptés dans les tribus arabes comme clients, ce qui est conforme aux coutumes de l’époque.
Sébéos, un chrétien, dans son Histoire d’Héraclius (l’empereur byzantin) parle de l’exil des juifs d’Edesse : « Ils prirent le chemin du désert et arrivèrent en Arabie chez les enfants d’Ismaël (les Arabes) ». Plus loin, il parle de la conquête arabe et dénombre « 12000 enfants d’Israël pour les guider (les Ismaëliens) dans le territoire d’Israël ». 12000, car chaque tribu d’Israël compte 1000 représentants !
Enfin, la tradition musulmane donne à Umar, le deuxième calife (634-644), un conseiller juif, rabbi Ka’ab qui le guide dans le choix de l’emplacement du lieu de prière à construire à Jérusalem.

Durant cette période, le Coran encense les juifs, « ceux qui savent, ceux qui donnent l’exemple« , et reprend les histoires des personnages bibliques.

Le début des Omeyyades (660).
Lors de la conquête, des tribus arabes chrétiennes, les Ghassanides, se joignent aux disciples de Mahomet. Elles prennent même la direction des opérations et portent au califat la dynastie des Omeyyades. Il est probable que l’entente avec les juifs, trop intransigeants sur les questions religieuses et ennemis des chrétiens, dégénère. Ce qui se marque dans le Coran où les juifs deviennent des ennemis à éviter : ils ont contrefait la parole de Dieu.
Jésus et les grands principes chrétiens font leur entrée dans le Coran. Mais les Ghassanides sont des hérétiques, ils rejettent le dogme de la Trinité imposé par les Byzantins. Dans le Coran, ces chrétiens orthodoxes seront traités d’associateurs, associant d’autres personnes au Dieu unique. La position des chrétiens dans le Coran est dès lors ambiguë, ils sont amis des musulmans et en même temps ennemis. Il faut bien comprendre qu’on parle de deux types de chrétiens.

On constate que plusieurs versets concernant Jésus ont été placés (ajoutés) à la fin des sourates. C’est le cas des sourates 4 et 5 (9 versets).

Abd al-Malik (685).
Sous le calife Abd al-Malik l’arabe remplace le grec et le farsi dans l’administration. On peut donc considérer que la langue arabe est arrivée à maturité : la tenue des documents officiels en arabe ne permet plus la moindre interprétation. Le Coran va être réécrit pour y ajouter des signes diacritiques. Les quelques corans qui étaient en circulation sont détruits. C’est la phase de canonisation du Coran. Il devient le support d’une nouvelle religion.

Jésus est omniprésent dans les textes ornant les murs du Dôme du Rocher construit sous Abd al-Malik, mais il n’est pas le fils de Dieu.

Les Abbassides (750).
En 750, la dynastie omeyyade est renversée et décimée par un coup d’Etat organisé par une armée composite venant des confins orientaux de la Perse. D’après la tradition, elle est commandée par un petit cousin de Mahomet, descendant de son oncle Abbas. Cette nouvelle dynastie prendra le nom d’abbasside. Damas est abandonnée au profit d’une nouvelle ville construite sur le Tigre, près de l’ancienne capitale de l’Empire perse, Ctésiphon. Cette nouvelle capitale du califat, c’est Bagdad. Si les Arabes sont toujours présents au gouvernement, la culture sera influencé par les Perses et petit à petit, la force armée passera aux mains des Turcs. Notons que l’animal chimérique qui transporte Mahomet vers Jérusalem, Buraq, est issu de la mythologie perse.

C’est peut-être à cette époque que le Coran devient la parole incréée de Dieu. Pour se faire, il faut lever les ambiguïtés de 332 versets qui visiblement ne sont pas prononcés par Allah comme : « Seigneur, je cherche ta protection contre les incitations du Diable » (Co. 23, 97). On a donc ajouté « Dis : » devant ces versets. Le verset cité devient : « Dis: Seigneur, je cherche… ».

Al-Mamun et les mutazilites (810).
Au IXe siècle, le calife, al-Mamun (813-833), privilégie le mutazilisme, courant religieux qui considère le Coran comme une oeuvre humaine, inspirée par Dieu. Et la modification du Coran continue. Ainsi, les 3 versets finaux de la sourate 59 semblent avoir échappés à l’ajout du « Dis :« . On y lit (Co. 59, 23) : « C’est lui Allah, le créateur, celui qui donne le commencement à toute chose… ». On peut penser que ces versets ont été ajoutés après la purge précédente et qu’ils sont restés tels quels lors du retour à l’orthodoxie (en 848), car trop de corans étaient en circulation pour les détruire.

Incidemment, on remarque que la sourate 58 a 22 versets, la 59 : 24 (dont 3 ajoutés ?) et le 60 : 13. Les divergences dans l’ordre des sourates seraient-elles dues à des ajouts ?

On peut supposer que les partisans d’Ali, les chiites, ont développé leur propre version du Coran faisant la place belle à la famille du prophète. C’est ce que raconte la tradition. Mais au Xe siècle, alors qu’ils prennent le contrôle de l’Egypte, ils adoptent le Coran sunnite. Ils vont créer en Egypte un califat chiite qui va dominer la Palestine et les lieux saints. Ils seront les principaux adversaires des croisés.

L’honnêteté m’oblige à citer des versets qui ne corroborent pas mon hypothèse, les versets 36 à 59 de la sourate 3 qui narrent la naissance de Marie et de Jésus. Ces versets interpellent par leur emplacement. Dans le contexte de la sourate, ils présentent Marie comme la sœur de Moïse et d’Aaron. De plus, ils ne représentent pas des paroles de Allah et ne sont pas précédés de « Dis » contrairement aux versets qui précédent : 31 et 32.

« Son seigneur l’agréa du bon agrément… (37)
« Alors Zacharie pria son seigneur… (38)
« Et Allah lui enseigna l’écriture… (48)

En quoi est-ce un problème ? Ses versets sont déjà connus de Jean de Damas qui est mort en 749… avant l’arrivée des Abbassides. Dans mon hypothèse, ils auraient dû être corrigés.

Une curiosité.

Vingt-neuf sourates, dans les premières, commencent par des lettres isolées (par exemple : « A L D »). On a dit que c’était des hésitations de Mahomet et que par respect, ses secrétaires avaient tout retranscrit. Le « saint Coran » de Médine avoue son ignorance sur leur signification. François Déroche se demande si ce n’était pas des indications pour l’assemblage des sourates.

Conclusion

Le Coran n’a pas livré tous ses secrets, les chercheurs ont encore du pain sur la planche.

Mahomet

La vie de Mahomet nous est racontée dans la Sîra al-Nabawiyya (« la vie du prophète ») qui aurait été écrite par ibn Ishaq (mort en 767) à la demande du calife Al-Mansur (754-775) pour faire connaître Mahomet à son fils Al-Mahdi. Nous n’avons pas conservé cette version. La version qui nous est parvenue est due à ibn Hicham (mort en 828) qui dit s’inspirer de son prédécesseur.

Au XIXe siècle, Ernest Renan (1823-1892), professeur au Collège de France, se réjouissait de connaître tous les détails de la vie de Mahomet. Aujourd’hui force est de constater avec Bernard Lewis que « l’on sait peu de chose sur les ancêtres et la vie de Mahomet. Et ce peu diminue constamment à mesure que les progrès de l’exégèse moderne remettent en question l’un après l’autre les divers éléments de la tradition musulmane ».

La vie de Mahomet d’après la Sîra

Mahomet, en arabe Muhammad, naît à La Mecque dans une famille pauvre, celle d’Abd al-Muttalib, du clan des Hachémites, de la riche tribu des Quraysh ou Qurayshites (lire « kouraïche »).

Il est né le premier septembre 570, l’année de l’éléphant. Cette année-là, les troupes du roi d’Abyssinie, l’Éthiopie actuelle, Abraha, maître du Yémen, attaquent La Mecque montées sur des éléphants. Dieu envoie des oiseaux, qui bombardent les envahisseurs de cailloux et les mettent en fuite.

Le père de Mahomet, Abdallah (« le serviteur de Dieu ») meurt durant la grossesse de son épouse Amina (« la fidèle »). À sa naissance, Mahomet est confié à une nourrice et grandit parmi les Bédouins (les nomades). Alors qu’il a 6 ans, des anges lui ouvrent la poitrine et lui lavent le cœur. La nourrice prend peur, considère l’enfant comme fou et le ramène à sa mère. Celle-ci meurt peu après sans avoir eu d’autres enfants. Mahomet est orphelin et seul. Il est recueilli par son oncle Abu Talib. Il protégera Mahomet des attaques de ses concitoyens réticents à sa prédication tant qu’il vivra. Mais pour l’instant, Mahomet grandit parmi les siens et devient caravanier. La Mecque n’est-elle pas un grand centre caravanier où se croisent les convois entre le Yémen au sud et la Syrie-Palestine, le Sham au nord ?

Lors de ses nombreux voyages, il rencontre des juifs, des chrétiens, des sabéens et des zoroastriens qu’il écoute et avec qui il discute. Il voit des ruines de cités détruites, Pétra au nord et Ma’rib au sud, qu’il considérera comme un châtiment d’Allah.

Entre 20 et 25 ans, il devint l’homme de confiance d’une riche veuve Khadija, négociante, propriétaire de caravanes. En 596 (ou 600), il l’épouse malgré la différence d’âge, elle a 15 ans de plus que lui. Il ne prendra aucune autre femme jusqu’à sa mort en 619. Elle lui donnera quatre filles dont Fatima et deux fils morts en bas âge.

La révélation

Mahomet aime à se retirer dans la grotte Hîra sur le mont Nûr près de La Mecque pour y prier. Une nuit de 610, le 28 du mois de Ramadan, l’ange Gabriel lui apparaît et l’apostrophe : « Lis (ou récite) » lui dit l’ange.
« Mais je ne sais pas lire » lui répond Mahomet.
« Lis au nom de ton Seigneur qui a créé l’homme d’un caillot de sang ! Lis car ton Seigneur est le Très Généreux : il enseigne par le calame (le stylet pour écrire), il a appris à l’homme ce qu’il ignorait ». (Co. 96, 1-5)

Ainsi commence la révélation qui durera 22 ans. Notons que ce premier contact avec Dieu ne se trouve pas dans la première sourate du Coran, mais la 96ème.

Bien sûr, Mahomet en est bouleversé, on le serait à moins, mais il peut compter sur Khadija pour le soutenir. Après trois années de silence, les révélations reprennent. Quand l’esprit se révèle à lui, Mahomet entre en transes, s’entoure de son manteau, tremble et transpire abondamment.

Il a comme mission de convertir sa tribu au dieu unique : Allah ou al-Rahman (le Miséricordieux) déjà connu des membres de sa tribu qui en ont fait leur dieu suprême assisté de déesses et de multiples idoles. Il prédit de grands malheurs, des destructions si sa tribu ne se rallie pas à Allah, comme dieu unique, qui rétribue les actions humaines et s’ils n’abandonnent pas leurs idoles. Mais le succès n’est pas au rendez-vous. Il est raillé : comment un simple caravanier ose-t-il prendre la parole dans les assemblées ? Heureusement, son oncle le protège.

Une nuit, l’ange Gabriel l’invite à monter sur le dos d’un animal mythique, Buraq, mi-femme, mi-cheval ailé. Il est transporté vers Jérusalem d’où il monte vers les cieux. Dans le premier ciel, il rencontre Jésus, Moïse loge au cinquième ciel et Allah le reçoit au septième ciel où il trône à côté du Coran incréé.

Lorsqu’il raconte ce voyage, ses concitoyens se pâment de rire. Il prévient alors qu’une caravane, qu’il a aperçue du ciel, arrivera deux jours plus tard. Malgré la réalisation de cette prédiction, peu de personnes croient en son message et en son aventure. Aïcha, qui deviendra la femme du prophète, dans un hadith qui lui est attribué, certifie que Mahomet lui aurait dit qu’il avait voyagé en rêve. Cela n’empêche pas la Sîra d’en faire l’épisode de la vie de Mahomet qui justifie que Jérusalem soit considérée comme la troisième ville sainte de l’islam.

Mahomet est donc rejeté des siens. Il n’a pas l’aura des anciens et il ne parvient pas à les convaincre. Il change de stratégie, il conseille à ses concitoyens d’interroger les « gens du Livre », les juifs et les chrétiens qui ont eu une révélation identique pour leur peuple. En vain.
Il n’a pas plus de chance auprès des Bédouins. On lui demande des miracles, comme en a fait Moïse qu’il a pris comme modèle, mais comme le dit le Coran, ce n’est qu’un homme, un messager.
Craignant pour leur vie, la majorité de ses fidèles, une centaine de personnes, va se réfugier en Abyssinie, où le Négus, le roi chrétien les prend sous sa protection.

En 619, son protecteur et sa femme Khadija meurent. Mahomet est seul et de plus en plus raillé : « C’est un djinn (esprit de feu créé par Allah) qui le possède ». Les membres de sa tribu lui posent des questions auxquelles il ne peut répondre. Il n’a rien inventé, il ne connaît que ce que l’ange Gabriel lui révèle petit à petit. Il passe pour un fou.

En 620, lors du pèlerinage annuel à la Kaaba, auquel participent les Bédouins et les tribus des alentours, il prend contact avec des gens venant de Yathrib, une oasis à 400 km au nord de La Mecque. Cette oasis est occupée par deux tribus arabes rivales, les Aws et les Khazradj, ainsi que par trois tribus juives : les Banu Nadir, les Banu Quraydha et les Banu Qaynuqa qui fabriquent des armes et des objets en or. Les tribus arabes sont en conflit permanent. On l’invite donc à venir à Yathrib en qualité d’arbitre et de conciliateur.

L’hégire

En 622, le 16 juillet, un vendredi, jour de la création d’Adam, Mahomet fuyant La Mecque entre dans Yathrib, où les deux tribus arabes se convertissent collectivement et se réconcilient. Yathrib devient al Madinat an Nabi, la Ville du Prophète, Médine en français. C’est l’hégire (l’immigration), le début de l’ère musulmane.
Mahomet passe du statut d’avertisseur, de messager au statut de juge, d’envoyé de Dieu et de prophète.
On donne une maison à Mahomet à la périphérie de la ville dans le jardin de laquelle il fait construire la première mosquée. À cette époque, la prière était orientée vers Jérusalem.

Les tribus réconciliées s’accordent sur un traité où tous, musulmans et juifs ne font qu’une seule et même communauté : la Umma.

Mais l’entente est de courte durée. Les interprétations de la Torah que fait Mahomet incitent les juifs à l’ironie : on est dans l’à-peu-près. C’est la rupture. Mahomet accuse les juifs et les chrétiens d’avoir perverti le message qu’ils ont reçu, ils ont modifié les écritures. Alors que les juifs étaient, à La Mecque, des gens qu’il fallait écouter, car ils savaient, ils deviennent des falsificateurs à Médine. L’orientation de la prière se déplace de Jérusalem vers La Mecque, le jeûne est fixé au mois de Ramadan et la polygamie est rétablie.

Les dix dernières années de sa vie, Mahomet devient un chef de guerre.
Comme un pilleur, il attaque les caravanes des Quraysh de La Mecque, qui sont devenus ses ennemis, même lors des mois sacrés. Il tue lors des razzias, ce qui était interdit par les lois tribales. Ses alliés s’en inquiètent, mais Allah vient à son secours : « Combattre en ce mois est un péché grave, mais il est encore plus grave de détourner les hommes de la voie de Dieu, de ne point croire en lui… »

C’est la guerre contre les Quraysh. Ceux-ci tentent à plusieurs reprises d’en finir avec le prophète. Ils assiégèrent plusieurs fois Médine.  En 624, à la bataille de Badr, Mahomet est resté en arrière, il n’a pas combattu. On lui conteste son droit au butin, mais Allah révèle : « Le cinquième du butin revient à Dieu, au Prophète et à ses proches, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs. »

Après cette victoire, les juifs des Banu Qaynuqa sont chassés de Médine.
En 625, c’est au tour des Banu Nadir de subir le même sort.
Mahomet se débarrasse de ses détracteurs. Après les juifs, il s’en prend à la poétesse Asma bint Marwan qui ridiculisait les hommes de Médine « car ils suivaient un homme qui n’était pas de leur lignée et qui racontait des bobards ». Il la fait assassiner.

En 626, accusé de tiédeur dans les combats, les Banu Quraydha sont massacrés : ils sont égorgés et jetés dans une fosse commune. Leurs femmes et leurs enfants font partie du butin que l’on partage. Mahomet se choisit Rihana qui devient son épouse. La Sîra raconte (vol 2, 58-60) : « Le prophète recommanda à ses compagnons : « Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le.»… Il prit près de 400 prisonniers et donna l’ordre de leur trancher la gorge. Les Khazraj se livrèrent à cette tâche avec plaisir. La joie se lisait sur leurs visages, alors que les Aws gardaient le visage fermé. C’est que les juifs s’étaient jadis alliés aux Aws contre les Khazraj. Le prophète s’étant souvenu de ce pacte, livrera les derniers juifs aux Aws … il donna à tuer un juif pour deux hommes des Aws et leur dit : « Le premier frappera et le second l’achèvera ». »

En 628, Mahomet marche sur La Mecque, mais l’attaque n’a pas lieu, une trêve est conclue : l’année suivante, 2000 fidèles pourront venir en pèlerinage.

En 630, Mahomet revient à La Mecque sans rencontrer de résistance, la trêve prévoyait que les Quraysh quittent la ville lors du pèlerinage. Il y détruit les 360 idoles, qui garnissaient la Kaaba.

Le chef des Quraysh, Abu Sufyan, enfin convaincu, signe la capitulation, il se soumet, il devient « musulman ». Cette soumission est célébrée par le mariage de Mahomet et d’Habiba, la fille du chef des Mecquois.

Mahomet n’aura fait qu’un pèlerinage : il meurt le 8 juin 632, sans héritier et sans avoir réglé sa succession. Une violente crise éclate, elle va durer de longues années.

Notons que Tariq Ramadan a rédigé une biographie du prophète expurgée des scènes de violence, …plus acceptable par les non musulmans.

Commentaires

Que sait-on de l’existence de Mahomet ? J’ai consacré un article à ce sujet. D’après des sources indépendantes, contemporaines des événements, Mahomet aurait été un chef de guerre considéré comme un prophète par ses disciples… et par des juifs. C’est tout ce qu’on sait.

La Sîra contredit le Coran : Mahomet n’a pas fait de miracle d’après celui-ci alors que la Sîra en regorge.

Elle contredit les sources contemporaines en le présentant comme un illettré. En 660, un chroniqueur arménien décrit Mahomet comme « instruit et très versé dans l’histoire de Moïse« . Un document, contenu dans la Sîra, la charte de Yathrib, dont je vais reparler, commence par « ceci est un écrit du messager de Dieu« . Mais pour les musulmans, il doit être illettré, car le « Coran est l’oeuvre de Dieu, un homme n’aurait jamais pu écrire un livre aussi beau« .

La vie de Mahomet se passe entre La Mecque et Yathrib, nommée Médine. Or rien ne permet d’affirmer que La Mecque ait été une importante ville caravanière. Tout d’abord, à cette époque, les VIe et VIIe siècles, le commerce international se faisait par voie maritime, contournant la péninsule arabique. Ensuite, la ville est construite dans une cuvette aride, couverte de caillasse, où rien ne pousse, ce n’est pas une oasis. Elle ne pouvait pas subvenir aux besoins des caravanes.

Par contre, c’était probablement un lieu de pèlerinage pour les nomades qui venaient implorer leurs dieux pour obtenir la pluie, car à certaines périodes, des torrents d’eau déboulent des montagnes avoisinantes et inondent la cuvette. Le pèlerinage actuel mime ce dévalement des eaux par une course des pèlerins du mont Arafa vers la plaine de Mina. Ces inondations ont détruit plusieurs fois la Kaaba.

Il est probable que lors des pèlerinages, la Kaaba ait servi à déposer les pierres (bétyles) qui représentaient les dieux de Bédouins. Les sédentaires construisent des temples pour leurs dieux, les nomades les emportent avec eux sous forme de pierre. Ceci explique que Mahomet ait détruit 360 idoles lors de son pèlerinage et qu’une pierre noire orne toujours la Kaaba.

La Mecque occupe la même situation que Pétra (actuellement en Jordanie). Mais Pétra, grâce à un ingénieux système de canalisations et de rétention des eaux, est devenue une ville prospère qui est retournée au désert dès que les canalisations n’ont plus été entretenues. On ne retrouve nulle trace de canalisations à La Mecque. Il faut dire que les fouilles archéologiques y sont interdites… alors que les bulldozers retournent les terrains pour y construire des hôtels de luxe.

Autre fait troublant : il est peu probable que des « tribus » juives aient vécu si loin à l’intérieur de la péninsule arabique. Leur présence est attestée dès le IVe siècle, mais dans le nord de la péninsule. De plus, si Mahomet s’en est pris aux tribus juives, entre 624 et 626, pourquoi lit-on dans un récit (Doctrina Jacobi), daté de la période 634-640, mettant en scène des juifs à qui on annonce la défaite des Byzantins contre les armées de Mahomet à Gaza : « Et nous les juifs, nous étions dans une grande joie. On disait qu’un prophète était apparu, venant avec les Saracènes, et qu’il proclamait l’arrivée du Christ Oint qui allait venir.« 

Que du contraire, dans la charte de Yathrib qui, je le rappelle est reprise dans la Sîra, les disciples de Mahomet et les juifs sont unis dans une « umma », une confédération dont le but est de guerroyer « sur le chemin de Dieu ». Ce document, dont une autre source existe indépendamment de la Sîra, parle non pas de 2 tribus arabes et de 3 juives, mais de 8 clans arabes et leurs alliés ou clients juifs.

Conclusion

Cette histoire a été reconstituée 200 ans après la mort du prophète. Elle n’a pas de crédibilité historique, elle a été écrite pour justifier le Coran, elle fait partie d’une discipline appelée les « circonstances de la révélation ». Aucun des événements contés dans la Sîra n’est confirmé par une source indépendante.

La chasse aux sorcières

Cet article fait suite à l’article intitulé « L’Inquisition« .

Au XVI° siècle, l’Eglise est en train de perdre son combat contre la Réforme sauf en Espagne et dans des principautés de la péninsule italienne. Rome se doit de réagir, de montrer sa toute puissance et elle en a les moyens : l’Inquisition est un véritable outil de terreur. Elle va s’attaquer maintenant à une autre hérésie, celle des adeptes du Diable, la sorcellerie. La chasse aux sorcières va s’étendre à tous les pays, catholiques comme protestants.

L’Eglise contre le Diable

Dès 1468, le pape Innocent VIII a confié à l’Inquisition la lutte contre la sorcellerie. En ce temps-là, le Diable est omniprésent pour les chrétiens, il vit à leurs côtés. Le Diable, c’est le subterfuge qu’a trouvé l’Eglise pour justifier la présence du mal dans la création d’un dieu bon et miséricordieux. Tout le mal est l’oeuvre du Diable : les mauvaises récoltes, les épidémies (la peste), l’impuissance masculine, la stérilité, les revers de fortune, etc. Mais le Diable est un hypocrite, il n’agit pas à visage découvert : il se sert des hommes qui ont la faiblesse de lui faire confiance, de passer un pacte avec lui en échange d’un pouvoir maléfique qui leur permettra de dominer les autres quitte à perdre leur âme.

En 1486, deux moines dominicains, Heinrich « Institoris » Krämer et Jakob Sprenger publient un livre détaillant le pouvoir des adeptes de Satan, la façon de les débusquer et de les combattre : le Malleus malificarum, le Marteau des sorcières. Car ce sont les femmes, que l’Eglise considère comme faibles et inférieures intellectuellement, qui sont les plus exposées aux tentations du Diable. N’est-ce pas la femme qui est à l’origine du péché ? Il suffit de lire le chapitre 3 de la Genèse pour se convaincre… du contraire ! C’est beau d’avoir la foi, de croire tout ce qu’on dit, mais c’est mieux de vérifier. Voici la séquence des événements :

  1. Dieu crée l’homme (Ge. 2, 7)
  2. Dieu interdit à l’homme de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Ge. 2, 16)
  3. Dieu crée la femme (Ge. 2, 22)

La femme était donc ignorante du commandement de Dieu. Les seuls responsables du péché originel sont Dieu et l’homme.

Notons que le Malleus malificarum, qui connut 31 rééditions, fut mis à l’index par le Vatican parce qu’ il ne respectait pas le dogme. Il donnait trop d’importance au Diable, qui n’a aucun pouvoir sur les perturbations atmosphériques. C’est bon à savoir.

Revenons aux sorcières. Si quelque chose ne va pas dans un village, une sorcière est mise en cause. (Je vais utiliser le féminin, car la plupart des procès concerne des sorcières). C’est souvent une veuve, habitant à l’écart du village, qui prodigue des remèdes aux villageois, mais qui peut aussi leur jeter des sorts. Elle connaît les plantes. On fait appel à elle pour les accouchements mais aussi les avortements. Elle a le mauvais œil. Elle participe aux sabbats qui se tiennent dans les clairières, présidés par un démon qui, dans un simulacre de messe, conforte son pouvoir sur ses disciples.

Des inquisiteurs ont publié des livres reprenant les déclarations des invités aux sabbats, comme Pierre de Lancre, envoyé par Henri IV pour nettoyer le Pays basque (Tableau de l’inconstance des mauvais anges et des démons, 1612). Il y recense les aspects du Diable, tantôt un bouc avec 2, 3 ou 4 cornes, tantôt un géant monstrueux, tantôt un arbre, etc. Il apparaît dans le noir ou éclairé de mille feux. De Lancre en conclut que le Diable peut prendre toutes les apparences et qu’il faut redoubler de vigilance… au lieu de voir dans ces descriptions l’imagination d’esprits naïfs.

Une simple accusation peut envoyer une sorcière au bûcher. Pourtant dans ces XVIe et XVIIe siècles, les choses ont changé : la justice est rendue par le pouvoir civil, le parlement régional (le conseil municipal). Les procès sont souvent publics, c’est un spectacle. Les accusés sont maintenant confrontés aux accusateurs et aux témoins. Les inquisiteurs ne font qu’instruire l’affaire et mener les exorcismes, car il faut faire avouer les démons qui ont pris possession de l’âme des sorcières. Les moines restent néanmoins tout puissants car ils ont les moyens d’impressionner les juges. Rares sont les sorciers et les sorcières qui sortent blanchis des accusations, car le Diable laisse des marques sur ses adeptes. Un moment important du procès est la recherche de ces marques, recherche qui confine à la perversion sexuelle : la victime est mise à nu, complètement rasée, les yeux bandés. Un médecin recherche dans les moindres recoins une altération de la peau et y enfonce une aiguille. Si la sorcière ne crie pas, on a trouvé une marque du Diable… mais on continue l’investigation, le spectacle doit durer. Parfois, pour convaincre les juges, le médecin ne fait que poser l’aiguille sur la peau, évitant ainsi la douleur et le cri. Mais ce n’est pas très utile, car si on ne trouve pas de marque, c’est la preuve qu’on a affaire à une grande sorcière : le Diable a caché ses marques. On perquisitionne également au domicile des accusées pour trouver des statuettes de cire, le pacte signé avec le Diable, des onguents, des clous, etc. Inutile d’invoquer un alibi : il est connu que les sorcières ont le pouvoir de bilocation !

Souvent, l’accusée, de bonne foi, doute et avoue tout ce que l’inquisiteur veut entendre : elle est bonne chrétienne et croit fermement au Diable. L’autorité de la Faculté de médecine a détecté des marques, l’autorité religieuse l’accuse, ça doit donc être vrai.

Sorcière au bûcher (XVIIe siècle)
Les possédées

A côté des sorciers et sorcières qui ont pris contact avec le Diable, qui sont conscients de leur faute, on trouve les possédées. Un sort leur a été jeté par un sorcier. Le Démon a pris possession de leur corps à leur insu, ou plutôt les démons. On peut en compter des milliers ! Ils viennent se présenter à tour de rôle : Belzébuth (le seigneur des mouches en araméen), Lucifer (le porteur de lumière en latin), Asmodée (le démon de la peur), Astaroth (l’ancienne déesse Astartée), et bien d’autres.

Le Diable s’attaque à une autre classe de la société : les religieuses. Il s’attaque aux citoyens des villes alors que les sorcières relevaient d’un phénomène rural. Les procès de possession sont les plus documentés et ils concernent principalement des religieuses. La possession semble contagieuse, car souvent tout le couvent est infecté. Les inquisiteurs ont beaucoup à faire car les démons qu’ils exorcisent se relaient et tourmentent la victime dont le corps se tord et prend des positions pour le moins inconfortables. Lors des exorcismes, les démons dénoncent le sorcier qui a envoûté la malheureuse. C’est très paradoxale, le Diable dénonce ses propres adeptes. Il y a donc un double procès, celui des possédées, victimes, et celui du sorcier, souvent un prêtre, qui les a mis dans cet état.

Les procès les plus connus sont ceux d’Urbain Grandier, confesseur des nonnes du couvent des ursulines de Loudun (vers 1632) et de Louis Gaufridy de Marseille qui aurait ensorcelé Madeleine de Demandolx, une ursuline également, dont il fut le confesseur (vers 1610). Si le premier n’a jamais avoué, le second s’est repenti avant de revenir sur ses aveux. Ils ont néanmoins subi le même sort : le bûcher… et la torture. Voici la condamnation proposée par les inquisiteurs au Parlement d’Aix-en-Provence au sujet de Louis Gaufridy : « Il sera dégradé des ordres sacrés, fera amende honorable, tête et pieds nus, la corde au cou, tenant un flambeau. Il sera tenaillé en tous les lieux et carrefours d’Aix avec des tenailles ardentes en tous les endroits du corps. Il sera brûlé tout vif par un feu de bûches… après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire pour dénoncer ses complices. »

Car même condamné, le sorcier est torturé : n’est-il pas allé aux sabbats dans lesquels il a rencontré d’autres sorciers ? Il doit les dénoncer, ce qui va donner de l’ampleur au procès, l’accusé désignant d’autres innocents, comme à Salem, dans la colonie britannique du Massachusetts en 1692.

Avec la recherche des marques, la torture est un autre moyen d’arriver aux aveux. Dans un premier temps on se contente de priver l’accusé de sommeil ou de lui imposer la présence de moines qui l’encouragent à avouer et qui empêchent le Diable de lui venir en aide. Puis on en vient aux tourments : on simule la noyade, on écrase les doigts, les genoux ou on utilise l’estrapade, entre autres. La différence entre la question ordinaire et extraordinaire réside dans la durée ou la violence de la séance. Ainsi, pour l’estrapade (voir illustration ci-après), dans un premier temps, la corde est peu solide, quand on fait violemment retomber l’accusé, la corde casse et il est projeté par terre. Ensuite, la corde, plus solide, le maintient à quelque distance du sol, brisant ses articulations lors de la chute.

Illustration d’un livre de Mille de Souvigny (1541)

Notons que ces procès visent souvent des prêtres ouverts aux idées nouvelles, parfois proches des protestants, rebelles à l’autorité.

Trop c’est trop !

En 1644, dans le village maléfique de Mâlain en Bourgogne où une grotte sert d’entrée aux Enfers (le Trou du Diable), les récoltes ont été mauvaises. Un habitant dénonce une sorcière. Ce seront bientôt une douzaine d’accusés, hommes et femmes, sur une population de 600 âmes, qui vont comparaître devant les juges. Ils sont directement soumis à l’ordalie de la baignade : un jugement de Dieu qui consiste à jeter les accusés pieds et poings liés dans un lac, une rivière ou un puits. Si le prévenu coule, c’est qu’il était innocent. Six se noient. Ils sont enterrés en bons chrétiens dans le cimetière entourant l’église. Malheur aux autres, ils sont amenés devant l’Inquisition qui prononce deux exécutions et des bannissements.

Mais l’action en justice ne s’arrête pas là. Des proches portent l’affaire devant le Parlement de Dijon. Le jugement est sans appel : les accusés sont relâchés, trois des accusateurs sont pendus sur la place de la ville, les autres envoyés aux galères. Les temps changent.

Note : l’étymologie du mot Mâlain n’a rien de maléfique, mais vient du latin « Mediolanum », nom donné à plusieurs villages se trouvant « au milieu ». Milan ou Melun ont la même origine.

En 1660, le Parlement de Paris sceptique lors du procès des possédées du couvent des ursulines (encore) d’Auxonne ne prononce aucune condamnation, mais disperse les nonnes dans plusieurs couvents.

Le sorcellerie n’existe pas !

Les procès en sorcellerie vont s’attaquer à des personnages de plus en plus importants : la rumeur accuse des courtisans de faire appel à des empoisonneurs ou de participer à des messes noires.

En 1672, le roi Louis XIV et son ministre Colbert signent une ordonnance déclarant que la sorcellerie n’existe pas, mais que « le pays est infesté de devins, bohémiens et empoisonneurs ». Leurs méfaits seront poursuivis et punis pour vols, escroquerie ou assassinats.

Ainsi prend fin la chasse aux sorcières en France.

Je laisse la conclusion à Roland Villeneuve qui dans un livre sur les procès de sorcellerie déclare : « Ici, la réalité dépasse de loin les fictions sadiennes. L’homme jette le masque et apparaît dans toute sa haine, sa bêtise et sa lubricité. »

Note : Le Marquis Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814) était homme de lettre, homme politique et philosophe athée, viscéralement anticlérical. Ses livres ne sont que le reflet d’une époque.