La guerre de l’opium

Dans un article précédent (Taïwan) j’ai évoqué les humiliations que les puissances impérialistes  au XIXe siècle avaient infligées à la Chine. Je vais détailler cette série d’humiliations dans cet article qui couvre la période 1839-1860, période qui marque le déclin de l’empire chinois qui, à cette époque, possédait encore 30% des richesses mondiales.

Bienvenue dans l’implacable guerre commerciale.

Contexte économique

L’empire chinois vit replié sur lui-même, vivant dans l’illusion d’avoir atteint la perfection. Seul le port de Canton permet des échanges commerciaux avec l’étranger. Son principal client est la Grande Bretagne qui achète du thé, de la soie, de la porcelaine, des épices et des laques. En revanche, la Chine n’achète rien à la Grande Bretagne. Elle est autosuffisante. Sa société figée est imperméable aux innovations. La Grande Bretagne doit payer ses achats en lingots d’argent… qui lui font défaut.

Malgré les missions auprès de l’empereur, celui-ci reste inflexible. Il déclarera : « Je n’accorde aucune valeur aux objets étranges ou ingénieux et je n’ai que faire des produits des manufactures de votre pays ».

La Grande Bretagne, via la Compagnie des Indes orientales, va se muer en trafiquant de drogues. L’Inde cultive le pavot dont on extrait l’opium. La Grande Bretagne va donc introduire clandestinement l’opium en Chine grâce à des intermédiaires locaux, souvent des fonctionnaires corrompus. L’opium payé en argent permet d’équilibrer la balance commerciale. Mais depuis 1778, le trafic d’opium est interdit en Chine et passible de la peine de mort.

La première guerre de l’opium

Devant le ravage de l’opium, introduit en grande quantité, auprès de la population, l’empereur réagit. Il fait arrêter 1500 intermédiaires et détruire plusieurs tonnes de drogue à Canton. En 1838, 2500 tonnes d’opium ont été introduit en Chine via Canton.
Mieux, il adresse une lettre à la Reine Victoria pour qu’elle « débarrasse la Chine de ceux qui font de la contrebande. » Il nomme l’opium « la boue des barbares ». La lettre restera sans effet.

Au contraire, le Parlement britannique demande réparation pour la perte de la marchandise puis déclare la guerre à la Chine pour la forcer à ouvrir ses ports et à accepter l’importation de l’opium. En juin 1840, 19000 hommes venant des Indes et plus de 30 navires sont dépêchés vers Canton. Les soldats chinois mal encadrés et dotés d’armes d’un autre temps, sont vite balayés.

Peinture sur soie chinoise montrant la flotte britannique dont le navire à vapeur Nemesis (déesse grecque de la vengeance et la justice)

Un an plus tard, une convention d’armistice est signée. Et en août 1942, elle est transformée en traité : le traité de Nankin. Il prévoit :

  • La cession de l’île de Hong Kong, face au port de Canton.
  • L’ouverture de 5 ports : Canton, Shanghai, Xiamen, Fuzhou et Ningbo. Les Britanniques ont le droit de s’installer, avec leur famille, dans ces ports. Ce sont des tribunaux britanniques qui rendront la justice si un membre de leur communauté est impliqué.
    La banque HSBC (Hongkong and Shanghai Banking Corporation), toujours active, est créée pour financer le « commerce » de l’opium.
  • La Chine versera une indemnité de guerre, pour réparation (?), équivalent à 1/3 des recettes du gouvernement, échelonnée sur 4 ans.

Cette même année, les États-Unis obtiennent les mêmes privilèges, la France aura les mêmes droits en 1844. Elle pourra en plus bâtir des églises et évangéliser.

La seconde guerre de l’opium

Les Occidentaux en veulent toujours plus. Ils souhaiteraient pouvoir remonter les fleuves pour commercer dans l’intérieur du pays et traiter directement avec la cour de Pékin.
Deux incidents vont provoquer l’invasion de la Chine : en 1856, un navire pirate est arraisonné par les Chinois. Le consul britannique prétend qu’il était enregistré à Hong Kong. Malgré la libération des marins, la flotte britannique au mouillage à Hong Kong bombarde Canton puis 5000 soldats investissent la port. En 1859, les Français prétextant l’assassinat d’un missionnaire chrétien rejoignent les Britanniques. Les deux armées débarquent sur le sol chinois. Elles sont soutenues (moralement) par les États-Unis et la Russie. [Il est étonnant de constater que la Russie s’allie à la France et à la Grande Bretagne trois ans après avoir été défaite par ces mêmes pays dans la guerre de Crimée (1853-1856) qui a fait des dizaines de milliers de morts].

Le 5 octobre 1860, les armées sont devant les murailles de la Cité interdite à Pékin.
Le 6 octobre, un détachement de 5000 Français fait route vers le Palais d’Été (Yuan ming yuan, « le jardin de la clarté parfaite »), à 15 km au nord-ouest de Pékin. C’est un vaste complexe de jardins et d’édifices occupant 3,5 km², 5 fois la Cité interdite, 8 fois le Vatican, 50 fois le Louvre. Il a été construit par trois empereurs successifs à partir de 1707. C’est un microcosme de l’Empire qui rassemble richesse et savoir.
Les soldats français vont se livrer au pillage, tout ce qui ne peut pas être emporté est détruit. Le lendemain, ils sont rejoints par les Britanniques qui les aident dans leur « travail ».

Le 18 octobre, un officier britannique, James Bruce, ordonne de brûler tous les palais en représailles à l’exécution d’une vingtaine de prisonniers.

Personne ne s’indignera de cet acte de barbarie, sauf Victor Hugo (lettre au capitaine Butler : 1861) :

Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’Été. L’un a pillé, l’autre a incendié. […] L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits. Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre

L’UNESCO estime que plus d’un million de pièces ont été dérobées et se trouvent dans une cinquantaine de musées ou dans des collections privées. Le milliardaire français François-Henri Pinault a racheté, lors de la dispersion de la collection d’Yves Saint-Laurent, deux bronzes estimés à 14 millions d’euro chacun et les a restitués à la Chine.

Ni la France, ni la Grande-Bretagne n’ont une politique de restitution des œuvres d’art « volées » dans leurs colonies et à l’étranger. Par contre, la France a été la première à s’offusquer des déplacements des œuvres de ses musées vers l’Allemagne nazie et elle a bataillé pour en obtenir la restitution.

Vu l’instabilité qui va régner en Chine jusqu’à la mort de Mao, les palais ne seront que partiellement reconstruits. C’est un lieu de mémoire et de pèlerinage.
On a une bonne connaissance de l’agencement du Palais d’Été grâce à un album de 40 peintures sur soie commandé par l’empereur Qianlong. L’album a lui aussi été volé lors du sac du Palais d’Été. Il est conservé à la Bibliothèque nationale de France.

La guerre se termine par de nouvelles concessions de la Chine (1860) :

  • La Grande Bretagne, la France, la Russie et les États-Unis pourront ouvrir des ambassades à Pékin, jusqu’alors cité interdite.
  • Dix nouveaux ports sont ouverts au commerce international dont Nankin et Tianjin, le port de Pékin..
  • Tous les navires étrangers pourront naviguer sur le Yang Tsé Kian.
  • Les étrangers pourront voyager à l’intérieur du pays. Cette clause intéresse la Grande Bretagne qui souhaite connaître les secrets de la culture du thé.
  • La Chine doit de nouveau payer des réparations à la France et à la Grande Bretagne… qui viennent de saccager le Palais d’Été. Huit millions de taël d’argent chacune (un taël pèse 37 grammes, soit près de 300 tonnes !)
  • La Grande Bretagne reçoit le district de Kowloon, sur le continent, face à Hong Kong.
  • La Grande Bretagne pourra emmener de la main-d’œuvre chinoise pour remplacer les esclaves affranchis. Les ouvriers seront principalement envoyés aux États-Unis pour travailler à la construction du chemin de fer.

Conclusions

La Chine va mettre longtemps pour sortir de l’emprise de l’opium. En 1912, le Guomindang a interdit son importation, mais les seigneurs de guerre qui contrôlaient l’intérieur des terres favorisaient sa culture pour se financer. Il faudra attendre la création de la République populaire (1949) pour éradiquer le fléau.

La Grande Bretagne a remplacé la culture du pavot aux Indes par la culture du thé. La culture du pavot va glisser vers l’Afghanistan, la ressource principale des talibans et vers la Turquie.

C’est la France qui va reprendre le commerce de la drogue à partir de l’Indochine. Pour financer la colonisation de cette région, la France crée en 1897, la Régie générale de l’opium et ouvre une bouillerie à Saïgon qui emploie 200 Chinois, contrôlés par des Français. La pâte vient des Indes et du sud de la Chine et l’opium se vend en Chine puis aux Chinois d’Indochine et aux résidents français, surtout les marins et les militaires.

La bouillerie sera abandonnée à l’arrivée des Japonais en 1942.

Lorsque la France réoccupera l’Indochine en 1945, le monde a bien changé, mais le trafic va continuer. L’opium est maintenant cultivé dans le Triangle d’Or aux confins de la Thaïlande, de la Birmanie et du Laos, qui fait partie de l’Indochine. L’armée française aux prises avec le Viet-minh dans le nord de l’Indochine, négocie avec les tribus Hmong, producteur de l’opium du Laos. Elle achète toute leur production en échange du soutien de combattants contre le Viet-minh.
Maintenant, plus question de raffiner le produit en Indochine, l’opium brut est transporté par avion militaire vers les laboratoires marseillais, c’est la « French connection« . Lorsque les Français seront chassés d’Indochine, la matière première viendra des ports de Turquie mais la mafia française continuera à approvisionner les États-Unis en héroïne.

Les fumeries d’opium ont peu à peu disparu. L’opium est transformé en morphine, synthétisée dès 1804. C’est un puissant antidouleur. L’opium est également consommé sous forme liquide appelée « laudanum », qui était en vente (peu contrôlée) dans les pharmacies comme analgésique.

En 1874, l’héroïne est fabriquée par les laboratoires Bayer… pour lutter contre l’addiction à la morphine. Le nouveau produit est administré sous forme de sirop.

Publicité pour le sirop Bayer à l’héroïne : « pour l’irritation produite par la toux » ; « pour la forte toux » ; « et la toux s’en va » !

Aujourd’hui, aux États-Unis, près de 100.000 personnes meurent chaque année d’overdose d’un dérivé de l’opium, soit une drogue, soit des médicaments prescrits par les médecins comme antidouleur : l’Oxycodone (commercialisé sous le nom de OxyCotin), le Fentanyl et la Codéine.
Les États-Unis sont le seul pays développé où l’espérance de vie décroit d’année en année. Il est aujourd’hui de 74,1 ans pour les hommes, contre 79,3 en France. En cause, les opioïdes bien sûr, mais aussi l’obésité, les morts violentes et l’accès aux soins de santé prohibitifs pour certaines personnes. Le traitement du diabète coûte environ 9600 dollar par an aux États-Unis contre 660 euro en France.
Un enfant américain sur vingt âgé de 5 ans aujourd’hui n’atteindra pas 40 ans !

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