Quand Constantin (310-337) a tendu la main aux chrétiens, s’était-il imaginé que ses successeurs auraient des comptes à rendre aux évêques ? L’empereur occupait la charge la plus élevée en prestige et en obligations au sein de la religion publique romaine, il en était le grand organisateur, le pontifex maximus, le grand pontife. Les évêques vont lui ravir ce titre et vont dicter leurs lois aux empereurs.
Ces article se base sur les ouvrages suivants : Chrétiens persécuteurs sous la direction de Marie-Françoise Baslez et Rome, la fin d’un empire de Claire Sotinel.
Julien (361-363), l’empereur philosophe, neveu de Constantin, conscient du danger (il avait été élevé par des moines) aurait pu s’y opposer, mais il n’a pas vécu assez longtemps, n’ayant régné que moins de deux ans (voir l’article : « La fin d’un monde : Julien l’apostat« )
Situation politique dans l’empire
L’empereur (l’auguste) dont il s’agit s’appelle dans le titre est Théodose Ier (379-395). Il sera qualifié de grand. Il règne sur la partie orientale de l’empire à partir de Constantinople. Il partage le pouvoir avec un autre auguste, Gratien (375-383), qui depuis Milan où le centre du pouvoir s’est déplacé, gère la partie occidentale de l’empire.
A la mort de Gratien, la situation se complique. Son fils, Valentinien II est trop jeune (371-375-392) pour régner, Théodose assure donc la régence.
Bientôt, trois empereurs vont se partager et se disputer des pans de l’empire : Magnus Maximus (383-388), un usurpateur nommé par ses légions, occupe la Bretagne, la Gaule et l’Hispanie. Valentinien est, en principe, maître de l’Italie, l’Illyrie (ex-Yougoslavie) et l’Afrique du nord. Et Théodose règne sur l’Orient.
Je ne vais pas détailler tous les faits d’arme de Théodose. Il suffit de savoir qu’il va finir par prendre le contrôle de tout l’empire qu’il va administrer avec sagesse, protégeant la frontière du Rhin contre les Alamans et les Francs, concluant des traités avec les Goths qui deviennent les gardiens de la frontière du Danube et vivant en paix avec le roi perse sassanide.
Situation religieuse dans l’empire
L’évêque dont il s’agit s’appelle Ambroise. C’est l’évêque de Milan. A cette époque, l’évêque de Rome occupe certes un siège enviable, mais il n’a aucun pouvoir sur les autres évêques, il n’a pas les prérogatives des papes futurs.
Ambroise est né à Trèves, en 340 (mort en 397), alors que son père était préfet des Gaules. Il a été sénateur avant de devenir évêque. Il sera canonisé par l’Église catholique… Théodose aussi sera élevé au statut de saint… par l’Église orthodoxe, il est fêté le 17 janvier !
La religion chrétienne nicéenne, celle qui suit les décisions du Concile de Nicée (325) qui a introduit la notion de Trinité (un dieu, trois personnes) semble la mieux implantée, c’est la religion de Théodose (voir l’article : « La nature de Jésus« ).
Mais en réalité, la situation est bien plus complexe et ambiguë.
Les chrétiens de rite arien, qui font de Jésus une créature de Dieu et lui est subordonnée, sont nombreux. Valentinien II est arien de même que tous les Goths, et ils sont nombreux dans l’empire.
A cela, il faut ajouter les juifs, toujours en situation protégée et les traditionalistes qui ne veulent pas abandonner la religion polythéiste. Ce sont surtout les aristocrates et les sénateurs qui ont pris conscience de l’emprise des chrétiens sur la vie publique.
A côté de ces grands mouvements on trouve toute une série de sectes chrétiennes, parfois même au sein des nicéens. Ainsi, les donatiens sont nicéens, mais se différencient du parti majoritaire en voulant réintégrer dans l’Église les fidèles qui ont apostasié pour échapper aux percutions. Il les rebaptisent.
Toutes ces Églises ont leurs lieux de culte. Ajoutons que des moines ont rassemblé autour d’eux des communautés de fidèles qui vivent hors du sein de l’Église.
Bien entendu, tout le monde est persuadé de détenir la vérité, l’unique vérité. Ça s’insulte, ça s’oppose, ça bastonne !
Le duo d’empereurs Gratien et Théodose ont tué l’âme de l’empire romain en abandonnant la religion qui était le ciment de la société. Elle transmettait des pratiques et des valeurs traditionnelles, elle constituait le facteur essentiel d’unité, d’appartenance. (voir l’article « Religion et superstitions à Rome« )
En 380, ces empereurs publient un édit consacrant la foi chrétienne, telle qu’elle avait été définie par le Concile de Nicée, comme religion d’État. Gratien cède alors son titre de pontifex maximus à l’évêque de Rome.
En 382 Gratien fait enlever l’autel de la Victoire, symbole de la puissance romaine qui ornait la salle du sénat (la Curie) sur le forum malgré l’opposition des sénateurs majoritairement traditionalistes.
En 389, Théodose, fait fermer le temple de Vesta, protectrice de Rome et éteint le « feu sacré » qui n’avait cessé de brûler pour la sauvegarde de la cité, et toujours malgré l’opposition de l’aristocratie restée païenne. Deux ans plus tard, il va plus loin, il interdit l’accès aux temples.
En 394, les Jeux olympiques n’auront pas lieu. Le corps cesse d’être cultivé, il n’est plus que la prison de l’âme.
Ambroise contre Théodose
En 384, Théodose s’installe à Milan pour assurer la régence. Le dimanche il se rend à l’église pour entendre la messe dite par Ambroise. Comme il avait l’habitude de faire à Constantinople, il s’installe dans le chœur parmi les religieux. Ambroise le toise et lui ordonne de rejoindre la nef, avec les laïcs. L’empereur ne participe pas à la messe, il y assiste.
En 388, les chrétiens incendient la synagogue de Callinicium (en Syrie). Théodose s’insurge, il demande que les coupables soient punis et que la synagogue soit reconstruire aux frais de la communauté chrétienne. Ambroise ne l’entend pas de cette oreille. Il enjoint l’empereur de renoncer à son projet. En attendant sa décision, l’empereur ne peut plus recevoir la communion. Le dimanche suivant, Théodose se présente à la communion, tête basse, exprimant ainsi sa soumission au diktat de l’évêque.
Ambroise dans une lettre à sa sœur vanta la piété de l’empereur et son obéissance à l’évêque.
En 390, une loi contre l’homosexualité est promulguée par l’empereur.
A Thessalonique, le maître de milice, Buthericus, ami de l’empereur, fait arrêter un conducteur de char très populaire pour pédérastie. La foule de ses supporters manifeste pour le faire libérer. Lors de l’émeute, Buthericus est tué. Théodose ordonne une répression massive. La population est rassemblée dans le cirque et est massacrée. On dénombrera sept mille morts, dit-on.
Ambroise ordonne à l’empereur de faire pénitence. L’évêque vient juste de publier un traité intitulé « Sur la pénitence ». En attendant, Théodose est excommunié. Sa sanction ne sera levée que lorsqu’il se sera humilié devant toute la communauté. L’empereur s’exécute, il s’humilie.
Ambroise et les chroniqueurs chrétiens ont fait de cet événement un moment clé dans la relation entre l’empereur et l’autorité ecclésiastique.
Conséquences néfastes
Profitant de la dépendance du pouvoir séculier aux évêques, des moines vont parcourir les campagnes et détruire les sanctuaires comme le rapporte Libanios, un ami de Julien, dans une lettre adressée à Théodose (en 387) : « Ces hommes vêtus de noir, qui mangent plus que des éléphants, au mépris de la loi toujours en vigueur, courent vers les temples avec des morceaux de bois et des barres de fer pour les détruire« . Car malgré le peu de succès de la nouvelle religion auprès des élites et dans les campagnes, la persécution a changé de camp.
En 390, à Alexandrie, le temple de Sérapis est détruit par les chrétiens. L’empereur n’intervient pas.
En 415, la philosophe, mathématicienne et astronome Hypatie, qui enseigne à l’école néoplatonicienne d’Alexandrie, est prise à partie par les hommes de main de l’évêque Cyrille durant le Carême. Les fanatiques la bousculent, la frappent, la dénudent, la trainent dans les rues de la ville, ils la démembrent et brûlent son corps. L’empereur, Théodose II, n’aura aucune réaction… sauf de limiter à 500 le nombre des miliciens de l’évêque, qui se cachent derrière une confrérie, les Parabalani chargés officiellement de l’assistance publique. Hypatie était pourtant protégée, elle était la conseillère d’Oreste, le préfet d’Égypte chrétien.
On ne peut pas dire que les chrétiens ont tué l’empire romain ; il est parvenu à se maintenir encore près de 1000 ans à l’est (476-1453) où le cérémonial chrétien a remplacé celui de l’empire et les statues des saints dans les églises ont remplacé celles des dieux dans les temples.
On parle de la « chute de l’Empire romain« , mais les contemporains de l’événement n’ont probablement rien remarqué : en 476, Odoacre, un Skire, peuple allié des Huns, protecteur de l’empereur démet le jeune Romulus Augustulus de ses fonctions et l’exile à la campagne où il recevra une rente. Il envoie à Constantinople les insignes du pouvoir impérial et se proclame roi d’Italie.
L’Empire romain d’Occident a cessé de vivre, faute d’empereur. Les fonctionnaires ne seront plus nommés… mais l’administration continuera de fonctionner, les charges vont devenir héréditaires : un fils succédera à son père. Les rois germaniques, fonctionnaires de l’empire, vont non seulement transmettre leur royauté dans la tribu mais également la charge impériale, étant tous plus ou moins préfets d’une région. La religion dominante dans cette partie de l’empire est l’arianisme, mais les évêques nicéens restent en place… attendant des jours meilleurs.